Les cilices

 

 

Contre ode à la maison individuelle
2015 (série Des cilices pour nous sauver)
Toile de jute noire, Papier (texte de l’artiste), scotch, fil rouge en coton
59 (largeur) x 75 (hauteur) x 5 cm

 

 

Contre ode à la lumière de la structure familiale
2016 (série Des cilices pour nous sauver)
Fils de cuivre, Papier (texte de l’artiste), scotch, fil rouge en coton
59 (largeur) x 70 (hauteur) x 20 cm

 

À l’origine, le cilice prenait l’apparence d’une tunique (faite avec un tissu rugueux) ou d’une ceinture, il était porté sur la chair et sous d’autres vêtements, dans un but de pénitence ; on lui attribuait la faculté d’aider celui qui le détenait à résister aux tentations, comme un moyen de résistance face à l’ostentation extérieure, pour lutter contre le confort. Certains hommes très favorisés socialement le portaient sous leurs vêtements (Charlemagne et  Saint-Louis par exemple). Il a également été adopté par la plupart des ordres religieux au moyen-âge.

« J’ai écrit une série de textes, dans lesquels je réfléchis sur le confort de notre époque, ainsi que sur les pistes que nous pourrions trouver pour lutter contre ce « gavage » des temps modernes ».

Classés par thème et commençant tous par l’injonction « J’arrêterai de … », ces textes sont ensuite glissés dans différentes matières, le tout formant des sortes de tuniques. Elles sont créées avec l’idée de soigner le monde, avec ces réflexions qui incitent chacun à modifier son comportement, ou à tenter de faire quelque chose, avec l’aide du pouvoir des mots insérés dans ces mailles et portés près du corps.

 

 

 

Texte du cilice Contre ode à la maison individuelle (placé sur et à côté de la sculpture) – Brigitte Roffidal

 

J’arrêterai de croire qu’une maison individuelle c’est l’idéal, qu’avoir une plus grosse cheminée que son voisin c’est important. Je réfléchirai avant de dire amen à tous les détracteurs des tours, qui nient la croissance démographique, encouragent le commerce des petites tuiles, salissent la réputation du potentiel esthétique des nouvelles Babel.

Si je décide, malgré toutes les têtes qui grouillent, malgré la diminution des mètres carrés de terre qui respirent, de cette terre enveloppée entre les vers de terre et les brins verts, malgré les crédits qui nous tiennent en laisse, de construire coûte que coûte mon pavillon, alors je tenterai d’en faire un lieu d’échange, de circulation, de passage et de réflexions prêtes à faire grandir, le monde.

Il est loin le temps où Alcibiade était montré du doigt…

D’en haut, il semble plus rassurant de mettre chaque famille dans des boîtes individuelles, canalisables, des boîtes hermétiques au possible, de les parquer dans des lotissements sans goût, pour qu’ils s’occupent du voisin d’en face qui transmet sans le vouloir l’odeur nauséabonde de ses saucisses grillées bon marché ou du rideau saturé de fleurs purpurines du salon d’à côté, plutôt que du devenir amoureux de notre société.

L’inconfort met les gens dehors, les fait sortir plus, danser jusqu’à l’aurore, il est générateur de rencontres. Nos trente mètres carrés nous font bouger, nous fuyons le soir, lorsque les murs nous semblent trop proches, que le besoin de l’autre se fait criant.

Avec une piscine privée, des lustres et des masses de mètres au sol, cette nécessité devient une option, une option à laquelle on goûte rarement, nos pantoufles nous rappelant trop fortement la coquille de maman, le toit l’apparence de sûreté de l’État.

Comme si le couvercle de tuiles n’était pas assez imperméable, ils ont ajouté un outil pour que les têtes dans le sable s’enfoncent encore plus : elles sont devenues accros aux écrans ; pour couper davantage le cordon, il fallait qu’elles ne se regardent plus, car au commencement, n’y a-t-il pas la vue ?

Sans doute ont-ils détecté qu’il existait davantage de risques de communication dans un gratte-ciel avec une dose homéopathique de portables, ou dans ces douces files d’attente génératrices de proximité plutôt que dans le nombril d’une maison triste… Mais où  est passé l’être-là, ici et maintenant, au monde ?

Alors les poupées russes sont bien gardées, le système adopté sans rechigner par tout un chacun ; quand je soulève un plafond, c’est un autre qui apparaît, et dans cet amas de cocons aux angles droits qui tentent de me maîtriser et de me maintenir en peur permanente, il me reste la possibilité de ne pas remplacer l’œuf par une maison, de laisser l’air de la circulation de l’autre aguicher l’espace que je me suis provisoirement approprié, ou de réinventer cette surface entre les murs.

La maison est en toi,

et c’est la joie qui l’accompagnera,

le jour où tu oseras t’aventurer en elle.

 

 

Texte du cilice Contre ode à la lumière de la structure familiale (placé sur et à côté de la sculpture) – Brigitte Roffidal

 

J’arrêterai de croire au bonheur égoïste de la famille, je visualiserai la masse de chair humaine à l’échelle de l’humanité, avant de rajouter ces trois kilos supplémentaires, qui bientôt en feront trente.

Je pèserai le poids de cette responsabilité, de ce pompe-temps qui va m’enfermer pendant plusieurs années, je prendrai du recul face à cet être qui a commencé par me rouler dans la farine en me faisant croire aux images du sourire sans faille ; et si je décide de prendre quinze kilos, qu’un scalpel s’introduise dans ma chair rose, pour la rendre plus rouge, si j’accepte qu’une aiguille de quinze centimètres pénètre mes reins, alors je m’efforcerai de ne pas considérer ce nouvel être comme une propriété privé, mais une âme en mouvement qui peut m’échapper à tout moment, faisant partie de notre tribu humaine.

Pour aider toutes les femmes qui connaissent leur choix quant au fait de vivre sans être liées à cette possibilité de grossesse, je me transformerai en visiteuse médicale, j’irai voir les médecins pour leur dire que mêler du métal spiralé aux trompes des femmes ou se débarrasser de ces conduits internes ne devrait plus être un tabou. Je leur donnerai des primes, les couvrirai de voyages en République Dominicaine, je croiserai et décroiserai trois fois les jambes tout en restant assise en face d’eux pour leur faire comprendre que nous n’avons plus besoin de donner autant la vie, de cette manière.

Comme ils veulent plus de miroirs, les parents ont inventé des doubles à la peau lisse et rosée sans matifiant, des doubles sur lesquels ils projettent leurs idéaux, qui les dédouanent de leur absence d’action, ils s’appuient très souvent sur le vide pour construire un faux projet en forme de poupon vivant, quand ce dernier n’est pas un pansement pour recouvrir les plaies du couple. L’enfant est devenu trop souvent une occupation, un tue-temps, rempart implacable contre l’ennui, la promesse aussi pour une consommatrice aguerrie qu’elle continuera toujours à faire sonner ses talons sur le carrelage pailleté des commerces. Le désir de filiation ne pourrait-il pas être pallié si avoir un enfant n’était pas un projet de vie, voire une échappatoire pour les femmes au destin bancal ?

L’insécurité, qui est censée appartenir à la rue, engorge en réalité le cocon familial ; j’irai pleurer pour que l’enfant n’appartienne plus seulement à cette cellule, trop néfaste, auto-mutilante, je lui donnerai la possibilité de changer de lieu, d’acquérir cette ouverture, de comprendre qu’il est acteur, de son entourage. Je supplierai l’État de participer excessivement à cette éducation, gommer les différences sociales à la racine. Je lui montrerai la voie afin de créer des structures pour s’occuper des enfants dès les premiers mois, et à l’image des maisons de retraite,  prendre en main ces êtres dépendants, faire se rencontrer toutes ces peaux plissées.

On habituerait dès lors les adultes à ne pas trop s’approprier leur progéniture, on leur ferait comprendre que cette pousse doit être le fruit d’un champ de possibilités, pas une individualité qui grandit entourée d’un enclos.

Les doigts des enfants de Roubaix se poseraient alors peut-être plus sur les touches noires et blanches de la terre, ils apprendraient la musique de la vie aux enfants des cols blancs à l’horizon noirci par leur hérédité.